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Monique Canto-Sperber, philosophe et directrice de recherche au CNRS (Le Monde du 24.07.02)
Plus de libéralisme pour plus de socialisme
 
Le but du socialisme est que la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres, disait Carlo Rosselli, socialiste italien antifasciste. Il y a plusieurs millions de travailleurs pauvres en France. Le sentiment qu'ils ont d'une liberté véritable et d'une maîtrise de leur destin semble être de plus en plus ténu. D'où l'isolement social, le découragement civique et la désaffection des loyautés politiques. Le socialisme au pouvoir n'a pas su enrayer ce phénomène. Et pourtant le socialisme a pour vocation de permettre aux personnes d'exercer leur autonomie, d'associer les projets de chacun à des responsabilités sociales et à des solidarités concrètes, de faire de chaque individu un acteur du devenir social et un sujet politique.
Que s'est-il passé ? La condition salariale a changé. Pour beaucoup, ce changement s'est manifesté par une précarité accrue. A quelques-uns, il a offert des opportunités pour manifester leurs talents et leur esprit d'initiative. A tous, il a imposé ruptures et adaptations. En même temps, la notion de légitimité politique est devenue plus complexe, et paraît de ce fait plus opaque. Aux formes de légitimité nationale fondées sur les élections se sont greffées les règles issues des directives européennes et les premiers effets d'une ébauche de régulation mondiale. Une telle superposition donne parfois l'impression d'une souveraineté confisquée, d'un lieu politique éloigné, voire arbitraire, dont les décisions sont plutôt propres à provoquer la rébellion qu'à susciter le consentement démocratique.

Par ailleurs, la réalité sociale s'est profondément transformée. Le sentiment fort d'appartenance créé par l'identification professionnelle et par l'affiliation syndicale s'est effrité en même temps que la société devenait plus composite, que s'accroissait le décalage entre formation et profession exercée, que se multipliait le changement d'activités professionnelles ou de milieux de vie. Cette malléabilité rend moins manifeste la présence de règles communes. Une grande part du malaise social tient à l'impression confuse qu'il est difficile de déchiffrer ces réalités nouvelles, qu'il n'y a plus de normes de comportements collectifs, d'autorités reconnues, et que cela affecte les projets et les attentes de tout un chacun.

Enfin, les conditions psychologiques de l'identité se sont altérées. Les choix de vie paraissent plus ouverts, l'éventail des préférences plus large que jamais, et en même temps certains ressentent que leur capacité de choisir vraiment leur vie s'est réduite, parce qu'ils ne disposent pas des moyens, matériels ou personnels, adaptés au monde où ils vivent ou parce que, derrière l'infini des options possibles, le poids des conformismes est de plus en plus lourd. La formation de l'identité, le rapport à soi, ont changé sans que les ressources offertes par la réalité sociale soient toujours en phase avec ces changements et puissent servir à exprimer ce qu'ils ont de positif.

Comment le socialisme, aujourd'hui, peut-il aider les plus démunis à affronter ces conditions nouvelles ? Comment peut-il contribuer à donner à tous le sentiment d'une œuvre sociale commune et d'une réalité politique responsable et consciente d'elle-même, réfractaire à tous les extrémismes ? Une première obligation est l'étude des caractères nouveaux de la réalité sociale et de la vie politique. Les scrutins des deux derniers mois ont placé devant les yeux des plus obstinés l'évidence de vécus sociaux, d'attentes politiques qui rendent caduques les catégories d'analyse et les grilles de lecture traditionnelles. Une seconde tâche est de proposer de nouveaux moyens d'intervention sociale et politique. C'est par là que le socialisme fera la preuve de sa capacité à comprendre de quoi est fait le monde d'aujourd'hui. Il faut des moyens délestés des vieilles recettes de redistribution et d'assistance, des moyens d'émancipation personnelle et de transformation sociale.

Voici quelques suggestions. Les personnes demandent que leur autonomie soit respectée. Or il n'y a pas d'autonomie s'il n'y a pas un vécu social sur lequel on puisse agir. Donner à tous des opportunités d'action, des moyens en formation permanente, des outils pour s'adapter aux réquisits du monde contemporain est un premier objectif. Mais encore faut-il un marché réellement ouvert où les personnes puissent exercer leur capacité d'agir et mettre en valeur leurs atouts. Pour cette raison le socialisme ne peut être opposé à la liberté du marché ni à la concurrence économique, quand elle est régulée. Au contraire.

L'injustice sociale, ce n'est pas la disparité des conditions, c'est le caractère implacable de la transmission des inégalités, des parents aux enfants. C'est le sentiment d'un destin social, contre lequel on ne peut rien ni pour soi-même ni pour sa descendance. Un des objectifs les plus forts du socialisme est de briser cette fatalité, grâce à l'accès au travail et à l'éducation, mais une éducation entendue au sens large, non seulement l'instruction, mais aussi l'octroi de moyens qui transforment celle-ci en une véritable formation de la personne. Cela suppose que soient prises en compte, et améliorées, les conditions concrètes dans lesquelles les enfants vivent ou étudient, et que leur soient dispensées des ressources pour pratiquer dans leur vie ce qu'ils apprennent à l'école, que ce soit, à titre d'exemple, par le don d'un ordinateur ou en leur offrant la possibilité d'étudier une langue vivante à l'étranger.

Enfin, notre démocratie a pris toute sa réalité concrète dans la solidarité, elle fut portée par la conviction qu'un ensemble de biens publics, garantie de survie et de dignité, doit être garanti. Ce qui signifie non seulement des biens accessibles à tous, mais accessibles de façon comparable. Il est à cet égard inadmissible que les biens publics que sont l'école, la justice, les transports, la santé et la sécurité ne soient réellement dispensés qu'à des populations favorisées socialement et dans des quartiers privilégiés. En revanche, dans les quartiers pauvres, dans les régions déshéritées, l'école apprend peu, la justice se transforme en abattage, les malades n'ont aucune information sur ce que vaut le service médical où on les envoie ni la possibilité d'en choisir un autre, et l'irritation quotidienne que les habitants ressentent devant les incivilités et les atteintes à leurs biens est ignorée. Les transports sont rares et peu sûrs, et le sentiment dominant qu'éprouve l'usager, surtout dans la périphérie des grandes villes, est celui d'être méprisé par les pouvoirs publics.

Plutôt que d'en appeler à la redistribution, l'exigence de justice dans la société devrait s'exprimer d'abord par la volonté de garantir à chacun le meilleur usage des biens publics. Ce programme n'est réalisable que dans une société d'ouverture et de liberté, dans une société libérale. Si l'on veut bien ne pas réduire le libéralisme à une caricature, la défense de la liberté, même économique, va toujours de pair avec la recherche des limites et des normes, avec la formulation de valeurs communes, qui rendent possible la jouissance de la liberté. Le libéralisme est toujours assorti de règles, non des règles qui restreignent, placent des carcans, sauvegardent les privilèges ou les positions acquises, mais des normes qui favorisent l'action, fortifient la prise de responsabilité, associent initiative et garantie contre les risques, remédient aux abus et aux monopoles.

Il est nécessaire aujourd'hui, et quelle que soit la famille politique au pouvoir, que les Français retrouvent le sens de la participation politique, la conviction que tout un chacun contribue à façonner la société où il vit. Mais c'est la vocation propre du socialisme que de vouloir ouvrir la société, respecter l'autonomie, s'intéresser aux conditions d'usage des biens publics, garantir réellement à tous autant que faire se peut une formation intellectuelle et professionnelle. C'est aussi le seul moyen par lequel le socialisme peut se rapprocher de ces millions de Français qui travaillent, qui sont pauvres, et paraissent de plus en plus troublés par les propositions hétéroclites d'une gauche qui, malgré d'importantes réalisations sociales comme l'APA et la CMU, ne semble avoir d'autres recettes que l'assistance, l'étatisme, le centralisme et le paternalisme.

Puisque toute la gauche croit que les Français lui ont parlé, quand parviendra-t-elle à entendre une demande à laquelle son passé ne l'a guère habituée : celle d'une autonomie et d'une liberté accrues par la garantie des biens publics. C'est là, à mes yeux, le premier principe du renouveau de la gauche.

 

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Dernière mise à jour: 13.09.2002
François Brutsch - Genève - Suisse