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Terrorisme, guerre, mondialisation, démocratie...
Un choix de textes
pour garder les idées claires

Après le 11 sept. 01

 

Pierre Hassner, directeur de recherches émérite au Centre d'études et de recherches internationales (CERI), Le Monde (25 février 2003)
Guerre: qui fait le jeu de qui?

Il arrive qu'une scène concrétise et rende irréfutable un soupçon que l'on nourrissait depuis un mois. A voir le président de la République insulter avec un mélange de mépris et de menaces des Etats européens souverains, on ne pouvait qu'être frappé par la ressemblance de style et de contenu avec les propos de M. Rumsfeld et M. Perle à l'égard de la France et de l'Allemagne. Et l'évidence devenait aveuglante: contrairement à ce qu'un vain peuple pense, la coopération franco-américaine fonctionne à merveille. Par un savant partage du travail, Washington et Paris s'emploient avec un remarquable succès à saper l'Union européenne, l'OTAN et l'ONU et, à travers elles, à la fois l'unité occidentale et les espoirs de paix au Proche-Orient et ailleurs.

Les Etats-Unis, par deux ans d'unilatéralisme agressif et de rhétorique manichéenne et impériale, ont rendu à Saddam Hussein le service de le faire apparaître comme la première victime d'une entreprise aventureuse, à la fois régionale et mondiale.

La France, de son côté, par l'inflexion de sa position sur l'idée d'une seconde résolution au Conseil de sécurité et sur le désarmement ou le simple "endiguement" de Saddam Hussein, rend aux faucons unilatéralistes américains le service de faire apparaître les Etats-Unis comme fidèles à la voie multilatérale et de fournir un alibi à leur recours éventuel à la guerre sans mandat.

Le bénéficiaire est, dans un premier temps, Saddam Hussein, dans un deuxième temps, le courant néo-impérialiste américain, qui a toujours voulu se passer de l'ONU, et, en un troisième temps, la montée de cet affrontement global que l'on voulait et pouvait éviter.

Trois positions avaient la vertu de la simplicité et de la logique, sinon celle du réalisme. L'une, celle des idéologues américains, selon laquelle les Etats-Unis, à la fois victimes, vulnérables et invincibles, avaient une double mission de juge et de justicier, consistant à purger le monde à la fois des terroristes, des Etats voyous et des armes de destruction massive, et, au passage, à amener à la fois l'ordre et la démocratie au Moyen-Orient et dans le monde.

L'autre, celle des idéologues soit pacifistes, soit antiaméricains, pour lesquels toute guerre dans un cas ou toute initiative américaine dans l'autre était condamnable en soi.

Enfin, la troisième, celle des neutralistes ou pacifistes de circonstance ou des "ohne mich" -"sans moi"- qui, comme le chancelier Schröder, sans prendre parti globalement ou dans l'absolu, déclaraient vouloir se tenir à l'écart d'une guerre dont ils ne comprenaient ou ne partageaient pas les raisons.

La résolution 1441, à laquelle l'influence de Tony Blair n'est certainement pas étrangère, mais qui résulta d'une négociation constructive entre la France et les Etats-Unis et d'une relation positive entre Dominique de Villepin et Colin Powell, évitait ces trois positions mais au prix de paris, d'arrière-pensées et d'ambiguïtés qui provoquent aujourd'hui le conflit évité il y a quatre mois.

En choisissant l'objectif du désarmement de Saddam Hussein (plutôt que celui du changement de régime) et le moyen du passage par l'ONU et par le retour des inspecteurs (plutôt que soit l'intervention militaire unilatérale, soit le statu quo, voire la levée des sanctions contre l'Irak), les Etats-Unis et la France prenaient chacun un risque: ils donnaient à l'ONU et au désarmement de Saddam Hussein (de préférence pacifiquement mais au besoin par la force) la priorité par rapport à leurs objectifs maximaux respectifs : le changement de régime pour Washington, le maintien de la paix pour Paris.

Si Saddam Hussein présentait aux inspecteurs ses armes de destruction massive et procédait à leur démantèlement, les Etats-Unis risquaient de se trouver frustrés de leur guerre, ce que les faucons américains s'empressèrent de proclamer, accusant Bush et Powell d'être tombés dans un piège français.

Si Saddam Hussein ne renonçait pas à ses projets ou à son pouvoir, c'est la France qui, dans la logique de la résolution 1441, se trouvait entraînée là où elle préférait ne pas aller: à la guerre. C'est ce que l'opposition de gauche et les pacifistes n'ont pas manqué de faire remarquer.

Il avait toujours été prévu qu'il y aurait débat et, peut-être, désaccord sur le constat et sur les conséquences à en tirer. Au départ, c'est la France qui insistait sur la nécessité d'une nouvelle délibération et d'une nouvelle résolution du Conseil de sécurité. Aujourd'hui, les fronts semblent renversés: ce sont les Etats-Unis qui préparent, avec la Grande-Bretagne, une nouvelle résolution que la France juge inutile ou nuisible. C'est que, entre-temps, tout a changé. On est passé de la négociation et du compromis à la confrontation et à l'escalade.

Pour un observateur partagé mais qui s'efforce de rester équitable et objectif, les Etats-Unis et la France sont tous les deux responsables de cette déplorable situation. Les deux pays ont compromis la partie valable de leurs positions respectives par des maladresses, des contradictions et des faux-semblants. Si la responsabilité première en revient aux Etats-Unis par leur style impérial et l'ambiguïté de leurs objectifs, Jacques Chirac et Dominique de Villepin sont, dans la dernière phase, largement responsables par leurs virages politiques et leurs gaffes spontanées ou préméditées d'une détérioration grave dans les chances non seulement de l'OTAN mais de l'ONU, de l'Europe et de la paix.

Le dossier américain a des éléments solides: le danger du terrorisme, des armes de destruction massive et de leur réunion éventuelle, le caractère tyrannique à l'intérieur et aventureux à l'extérieur du régime de Saddam, la détérioration d'une situation où, les inspecteurs étant expulsés et les sanctions inefficaces et contestées, le dictateur irakien voyait sa position se renforcer avant l'intervention de la menace militaire.

Ceux qui, aujourd'hui, reconnaissent du bout des lèvres les méfaits et les dangers de Saddam Hussein ne devraient pas oublier qu'ils n'ont jamais rien proposé, pour l'empêcher de nuire, de plus efficace que le raid contre Osirak, la guerre du Golfe et les pressions militaires anglo-américaines.

Mais le dossier des Etats-Unis est gâché d'une part par leur alignement sur Sharon et leur insensibilité à la situation des Palestiniens et aux réactions arabes, d'autre part par le caractère flou et aventureux de leurs conceptions pour l'après-Saddam: une occupation militaire prolongée? Une succession d'actions militaires contre les autres pays de l'"axe du Mal"? Un renversement des régimes arabes actuels destiné à promouvoir à la fois la démocratie, l'acceptation d'Israël et un ordre américain?

La France, de son côté, a raison d'affirmer, sinon le caractère sacro-saint de l'ONU (institution qui a ses faiblesses et ses hypocrisies, et qu'elle a su elle-même écarter en d'autres circonstances), du moins l'impossibilité de laisser les Etats-Unis seuls juges du bien et du mal, de la guerre et de la paix. Elle a eu raison de choisir, plutôt que l'alignement inconditionnel (du moins en public) de Tony Blair et que l'opposition inconditionnelle (du moins en paroles) de Gerhard Schröder, la voie moyenne et flexible d'un soutien conditionnel à l'entreprise de désarmement de Saddam Hussein par la menace de la force.

Pourquoi fallait-il que cette ligne fût infléchie dans le sens de la position allemande, et compromise par une série de gestes pour le moins surprenants?

A partir du 20 janvier, et de l'évocation intempestive du veto au Conseil de sécurité et d'un "non" à la guerre retentissant qui coupait la France de son seul interlocuteur compréhensif et allié objectif au sein de l'administration américaine, Colin Powell, à partir aussi des retrouvailles franco-allemandes assorties de déclarations faites au nom de l'Europe sans consultation avec les partenaires européens et de propositions françaises peu crédibles pour le désarmement de Saddam Hussein par la multiplication des inspecteurs plutôt que par une pression assortie d'un délai précis, la voie est ouverte à l'escalade.

S'y engouffrent les injures des milieux proches de l'administration Bush, leurs pressions sur les autres Européens, les lettres des huit et des dix suscitées par les lobbyistes américains. Celles-ci valent à leurs signataires une algarade insultante au nom d'une position européenne non existante ou censée par définition coïncider avec celle de la France. S'y ajoute la résistance à une aide de l'OTAN à la Turquie, aide accusée de signifier un consentement à la guerre comme si tous les pays, à commencer par la France, ne prenaient pas leurs précautions en vue de celle-ci tout en voulant l'éviter.

Les applaudissements suscités par l'éloquence de M. de Villepin à l'ONU et la convergence avec l'opinion populaire européenne massivement hostile à la guerre semblent conforter les dirigeants français dans l'idée que leur politique est au service du maintien de la relation transatlantique, de l'émergence d'une politique européenne, de l'ONU et de la paix.

Passons sur la première affirmation, qui relève de l'humour noir. Pour la seconde, la politique suivie aboutit de toute évidence au résultat opposé: la prétention franco-allemande de parler au nom de l'Europe, la manière française, bien antérieure à la phase actuelle mais qui atteint, aujourd'hui, de nouveaux sommets, de parler de haut à ses partenaires et d'encore plus haut aux petits pays, et d'écraser de mépris les nouveaux adhérents en les humiliant et en les menaçant publiquement quand leur position ne coïncide pas avec celle de la France est de nature – arrogance pour arrogance – à leur faire préférer l'hégémonie américaine, plus puissante et plus flatteuse à leur égard, et à creuser de nouveaux fossés à l'intérieur de l'Europe.

La discussion sérieuse porte sur la prévention de la guerre, sur l'avenir de l'ONU, et sur celui du Proche-Orient. Sur ces trois plans, il faut affirmer énergiquement que les positions affichées par l'équipe Bush sont inquiétantes et dangereuses, mais reconnaître, non moins énergiquement, que le pacifisme ne sert pas forcément la paix, que l'usage du veto ne sert pas forcément l'ONU, et que le non-encadrement de la présence américaine par l'organisation internationale et une présence européenne ne sert pas forcément les intérêts de la France ni ceux des pays de la région.

Nous avons assez dit combien les Etats-Unis étaient peu convaincants quant à la priorité de l'action contre l'Irak et quant aux perspectives succédant à une victoire éventuelle. Mais il y a un point sur lequel ils ont incontestablement raison: si la guerre, aujourd'hui, a encore une faible chance d'être évitée, ce n'est que par le départ de Saddam ou son acceptation des conditions de la résolution 1441. Et cela n'a de chances de se produire que s'il croit la guerre imminente et inévitable au cas où il ne céderait pas.

Il était légitime et souhaitable de lui donner une dernière chance. Mais ne pas assortir celle-ci d'une date limite solennelle et relativement rapprochée ne peut que lui suggérer qu'il a une chance de gagner à l'usure, en faisant traîner les choses jusqu'à l'été et jusqu'à la proximité des élections américaines. Or, si quelque chose est certain désormais, c'est que Bush ne reculera plus et n'attendra pas indéfiniment. L'éloquence des discours et la ferveur des manifestations encourageront peut-être Saddam. Elles ne décourageront sûrement pas Bush.

Pour le Conseil de sécurité, on ne voit guère l'intérêt que la France aurait, après en avoir fait sa priorité, à le bloquer et à offrir un boulevard aux faucons américains qui triomphent déjà, se moquent des illusions coopératives et multilatérales de Powell, et n'attendent qu'un veto français pour se débarrasser définitivement à la fois de l'ONU et de l'OTAN.

La question à laquelle il est le plus difficile de répondre dogmatiquement est celle de la participation onusienne, européenne et française à l'intervention militaire éventuelle et par la suite à l'administration de l'Irak, à sa reconstruction et au futur équilibre régional. La participation à la guerre du Golfe n'a guère apporté aux alliés des Etats-Unis les avantages politiques ou économiques qu'ils en escomptaient. Mais on voit encore moins comment une abstention hostile ou une opposition frontale pourraient produire des résultats positifs autres que de politique intérieure, à moins de parier sur une politique du pire, selon laquelle à l'intervention américaine succéderait le chaos et à celui-ci un retour triomphal de l'Europe au Proche-Orient.

La guerre est toujours déplorable, mais la réduction de Saddam Hussein à l'impuissance est une cause juste, même si son contexte et son prolongement risquent d'être catastrophiques. La présence de l'ONU et de l'Europe sur le terrain a une petite chance de limiter ces risques et ces dégâts, d'infléchir les équilibres futurs dans le sens de la négociation et de la réconciliation (surtout israélo-palestinienne) plutôt que de la domination impériale et de l'affrontement indéfini. Il en va de même sur le plan économique, en particulier pétrolier.

Pour jouer ce rôle, aussi modeste soit-il, une Europe cohérente serait mieux placée que la France ou que le couple franco-allemand. Il ne faut pas, à ce sujet, se faire d'illusions. Les Etats-Unis, après avoir soutenu l'unité européenne, puis avoir été ambivalents à son égard, font aujourd'hui tout pour l'empêcher et pour diviser les Européens. Raison de plus pour ne pas faire leur jeu. Il n'y aura pas d'Europe sans réconciliation avec Tony Blair, qui reste le plus européen des dirigeants anglais, avec l'Europe centrale et balkanique, avec la Turquie, voire avec une Amérique post-bushienne.

Mais on peut préférer les jolis mouvements de menton.

 

 


Merci de me signaler les fôtes et les liens rompus!
Dernière mise à jour: 01.03.2003

François Brutsch - Genève (Suisse) & London (UK)