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Terrorisme, guerre, mondialisation, démocratie...
Un choix de textes
pour garder les idées claires

Après le 11 sept. 01

 

Ludovic Monnerat, capitaine dans l'armée suisse, CheckPoint, (16 janvier 2003) - article précédemment publié dans la Revue militaire suisse, avril et mai 2002
Le modèle traditionnel des conflits armés est désormais une menace pour la sécurité collective

L'irruption spectaculaire de l'hyperterrorisme transnational a montré que la transformation de la guerre, annoncée par quelques penseurs brillants, est désormais une réalité communément admise. Mais comment les États traditionnels doivent-ils orienter leurs capacités en matière de sécurité?

Les attentats du 11 septembre 2001 ont prouvé de manière définitive que des acteurs non étatiques ont la capacité d'infliger des destructions massives à une superpuissance. Ils ont par conséquent confirmé les théories avancées voici parfois plus de 10 ans par des auteurs comme Martin Van Creveld, Ralph Peters ou Alvin et Heidi Toffler: l'évolution technologique, géopolitique et sociale a transformé la guerre et brisé le modèle traditionnel des conflit armés. La guerre dite de la 4e génération est devenue une réalité menaçante sur tous les continents. Et le sort des nations est en jeu.

Pourtant, avec la formidable inertie qui caractérise toute bureaucratie œuvrant dans un cadre politique incertain, les Forces armées occidentales continuent d'investir l'essentiel de leurs ressources à préparer un affrontement symétrique de haute intensité. Les concepts découlant de la guerre totale entre États continuent de former les doctrines d'emploi; la substitution de capacités adverses à un ennemi désigné permet de conserver un mode de pensée périmé, axé sur les éléments matériels. Même la révolution dans les affaires militaires tant vantée n'est qu'une réponse avant tout tactique aux défis stratégiques contemporains. Nous restons comme obsédés par un vis-à-vis imaginaire qui n'est jamais que notre reflet.

Transformation de la guerre

La forme moderne de la guerre n'a pas attendu l'effondrement du Mur de Berlin et l'information audiovisuelle en continu pour apparaître: c'est avant tout l'arme nucléaire et ses vecteurs intercontinentaux qui ont périmé la guerre totale, et rendu à la stratégie indirecte ses lettres de noblesse. La décomposition des nations issues de l'impérialisme, le développement des pouvoirs et juridictions internationales, la globalisation de l'économie et des médias, la circulation mondiale des biens et des personnes ont par la suite renforcé le déclin de l'État-nation comme structure dominante et sa contestation par des mouvements transnationaux ou régionaux.

En 2001, aucun conflit armé de haute intensité n'a eu lieu entre deux nations souveraines. C'est dire combien la définition classique de la guerre – une lutte armée entre États – ne correspond plus à la réalité des conflits modernes. Une définition bien plus large s'impose: le recours à la force pour dénouer une situation conflictuelle entre des collectivités organisées. Mais cerner les caractéristiques de la guerre moderne exige l'énumération des facteurs de changement principaux.

Avec en premier lieu l'élargissement du champ de bataille séculaire aux sociétés toutes entières des collectivités belligérantes. Les rivalités politiques, militaires et économiques des États entre eux sont avivées par la juxtaposition permanente et concurrentielle des cultures, et par la circulation irrépressible des idées – sources historiques des révolutions. Aujourd'hui, le box office est essentiellement similaire sur tous les continents, les produits populaires de la musique sont des icônes planétaires, alors que l'Internet a fait exploser les fuseaux traditionnels de l'information. Face à la diversification des vecteurs, il faut désormais parler de champs d'engagements pour désigner les espaces – matériels ou non – où les forces d'une collectivité exercent un effet.

Et la diversification des acteurs répond à celle des vecteurs. Dans l'arène mondiale comme autour des affrontements localisés, les acteurs étatiques traditionnels doivent désormais combattre, concurrencer, neutraliser, tolérer, convaincre ou appuyer des acteurs aux orientations proto-étatiques (mouvements indépendantistes et/ou irrédentistes), para-étatiques (collectivités privées, criminelles ou légales, à but lucratif ou non) et anti-étatiques (bandes armées, anarchistes ou nihilistes). Tous ces acteurs ont les ressources et la structure nécessaires pour avoir une influence stratégique dans tous les champs d'engagements possibles, entraînant une multiplication des frictions conflictuelles.

Il en découle une obsolescence du droit international en matière de conflit armé et de contrôle des armements. Le fragile échafaudage des conventions et des traités visant à limiter les horreurs de la guerre et l'usage d'armes dévastatrices n'a jamais été accepté par l'ensemble des États, mais il a surtout pour faiblesse rédhibitoire de ne pas concerner les structures non étatiques, qui l'ignorent. La secte Aoum a produit et engagé du gaz Sarin, le réseau Al-Qaïda possédait de l'uranium enrichi, alors que des spores d'anthrax ont tué et déclenché une psychose aux États-Unis. La guerre comme poursuite d'une politique sous une autre forme n'est que l'exception d'un processus globalement irrationnel, sans règle et capable de s'auto-alimenter.

L'émergence des guerriers perpétuels sur les décombres de l'État le démontre. Dans toutes les zones où l'autorité étatique s'efface – secteurs de combats prolongés ou banlieues marginalisées – apparaissent des structures claniques dont les membres utilisent la violence armée pour affirmer leur autorité et combler leurs frustrations. Indisciplinés et matérialistes, ces combattants modernes trouvent dans l'application à outrance de la violence, le pillage et l'exploitation des populations civiles un mode de vie supérieur à celui qu'ils auraient dans le cadre légal du temps de paix. On les a vus se jouer des forces étatiques en Sierra Leone ou dans les Balkans. On les voit faire de même dans nos grandes villes. Recrutés par une organisation extrémiste et prosélyte, puis instruits de manière méthodique et transcendés par une idéologie fanatique, ils sont capables d'agissements sans limite.

Ce qui a pour conséquence notable l'abaissement du seuil de la guerre en tant qu'affrontement de haute intensité. Avec la généralisation des armes de guerre dans la criminalité quotidienne et l'accès de collectivités non étatiques à des armes de destruction massive, les distinctions traditionnelles entre crime et combat, ou militaire et civil, ont perdu leur sens. La procédure judiciaire usuelle, réactive et postérieure aux actes incriminés, ne peut désormais plus s'accorder à l'ampleur des dégâts et au caractère systématique des actions violentes; de plus en plus, c'est la procédure militaire usuelle, préemptive et antérieure aux actes, qui est nécessaire. Il faut désormais parler d'actions en-dessus du seuil du crime pour désigner la majorité des opérations militaires.

Les forces engagées sont dès lors face à une impossibilité d'atteindre la victoire. La multiplication des acteurs belligérants et leur distribution dans toutes les couches des sociétés rendent définitivement caduc le concept de victoire en tant que succès durable. Aucune mesure étatique, même la plus intrusive et la plus répressive qui soit, ne peut supprimer la violence et le crime, et a fortiori la violence hyperbolique et les actes de guerre impromptus. Les conflits modernes excluent toute victoire par définition périssable et incertaine, mais font bel et bien risquer des défaites qui seraient synonymes de dégénérescence durable. L'effort permanent et l'engagement limité se substituent à la préparation perpétuelle de la guerre totale.

Avec pour contrainte la prise en otage des populations civiles dans la belligérance. Le statut non militaire et les activités parfois à temps partiel des combattants modernes leur permettent en effet de se fondre dans les populations pour y trouver refuge et appui ou pour y recruter de nouveaux membres, mais également pour les utiliser comme source de financement, levier politique, bouclier humain ou même valeur marchande. Dans toutes les opérations armées lancées par les États, la présence de non-combattants et le risque de dommages collatéraux sont désormais des facteurs capitaux. Cibles légitimes dans la guerre totale, les populations civiles sont devenues des victimes que seules les forces étatiques sont tenues de protéger.

Le caractère interdépendant des conflits et leur résonance à l'échelle planétaire compliquent la situation. La circulation sans cesse accrue des biens, des personnes et des informations a transformé la rivalité essentiellement bipolaire de la guerre froide en un patchwork multipolaire où l'enchevêtrement des intérêts sectoriels échappe à toute théorisation détaillée. La nature chaotique de l'équilibre mondial et l'interconnexion de ses manifestations jadis distinctes soumettent chaque État à des influences politiques, économiques et morales sans précédent, aussi bien par leur ampleur que par leur imprévisibilité. Les réponses strictement nationales et sectorielles aux causes de conflits font place à une stratégie multinationale et interdépartementale.

Il découle par ailleurs de ce chaos une croissance exponentielle du flux d'informations et un renouvellement de l'incertitude. La méconnaissance, les idées préconçues et les déficiences structurelles ont toujours entouré les conflits traditionnels d'une opacité génératrice de frictions. Aujourd'hui, avec la multiplication des sources et des relais, c'est au contraire un déluge de renseignements qui submerge à la fois l'acteur belligérant et les spectateurs du conflit, et qui permet à ces derniers de réagir en prenant parti. Aucune conflagration moderne ne fait l'économie d'une guerre de l'information, et celle-ci peut aussi bien aviver que désamorcer un conflit. Acquisition et production d'informations sont désormais des processus symétriques et permanents.

La mise en scène de la violence et l'influence de la fiction y concourent. Le caractère spectaculaire de la belligérance ne date pas d'hier, mais la résonance des médias audio-visuels modernes et l'émulation due aux supports multimédias tendent à exacerber la violence asymétrique. Les actes les plus sanglants s'adressent ainsi aux collectivités belligérantes et doivent être vus par celle-ci; embuscades du Hezbollah retransmises en léger différé via sa propre télévision par satellite, ou massacres et amputations prises en photo par leurs auteurs dans les Balkans relèvent d'un processus identique. A l'opposé, les forces étatiques sont scrutées avec attention par des médias dont les connaissances proviennent surtout de la fiction. La nature et la taille des belligérants conditionnent aujourd'hui leur comportement en fonction des besoins de leur mise en scène, et selon la cible du message ainsi formé.

Mais la concentration sur l'individuel au détriment du collectif est également une tendance influente. La forme, le rythme et la compétitivité des médias audio-visuels modernes expliquent leur prédilection générale pour l'émotion, les personnes et les détails, au détriment de la réflexion, des collectivités et de la vue d'ensemble. Malgré la précision sans précédent des armes de haute technologie, ce sont systématiquement les dommages collatéraux qui captent par exemple l'attention des médias; leur appétit insatiable pour les particularités poignantes et leur aversion des événements répétitifs génèrent de plus une lassitude qui s'oppose aux mécanismes lents des affrontements stratégiques. Ces dispositions, qui favorisent la ponctualité et la transparence des opérations de haute intensité, n'en font pas moins des médias les vecteurs consentants d'une désinformation permanente.

Ce qui renforce la prédominance des facteurs immatériels sur les éléments matériels. L'appréciation traditionnelle des moyens de l'adversaire, à partir desquels on infère ses possibilités d'action, n'a qu'une valeur limitée en-dehors de la guerre totale. Plus que le calcul approximatif de la capacité d'agir (facteurs physiques), c'est l'évaluation de la volonté (facteurs psychologiques) et du devoir d'agir (facteurs éthiques) qui permet d'imaginer les comportements possibles. A une époque où un reportage télévisé peut être une arme opérative plus efficace qu'une brigade blindée, la connaissance des acteurs impliqués – à commencer par soi-même – et de leur état d'esprit, de leur culture, de leurs préjugés et des liens qu'ils entretiennent entre eux est la condition sine qua non d'une appréciation réaliste de la situation.

Transformation de la stratégie

Comment les États-nations contemporains peuvent-ils, malgré les restrictions de leur marge de manœuvre, faire face à la forme moderne de la guerre? Il convient tout d'abord de garder à l'esprit le fait que la forme effective d'une guerre dépend avant tout de la dynamique de l'opposition – mesures et contre-mesures – et non d'un seul belligérant. Comme l'a encore récemment montré la campagne d'Afghanistan, disposer de plusieurs options permet d'adapter les modes opératoires à l'évolution du théâtre d'opérations. En d'autres termes, la fonction principale des moyens étatiques liés aux problèmes de sécurité – et notamment des Forces armées – doit consister à fournir des options stratégiques au politique. Pas de contraindre à suivre une ligne de conduite correspondant à leurs inclinations sectorielles. La différence tend à être ignorée dans de nombreuses administrations.

Ce qui rend nécessaire une adaptation en profondeur de l'appareil sécuritaire au sens large que les démocraties occidentales ont hérité de la guerre froide. La réduction des effectifs des Forces armées, la collaboration internationale accrue ou encore l'adoption de technologies révolutionnaires ne sont en effet que des corrections superficielles face aux besoins de la rupture stratégique contemporaine. L'ensemble des mutations devant être apportées comprend au moins quatre volets principaux: la stratégie politique, les règles d'engagement, la doctrine militaire et l'organisation des forces.

Il s'agit en premier lieu d'adopter une stratégie globale et multinationale en matière de sécurité. La décadence des États-nations selon leur forme traditionnelle doit être reconnue comme un risque que la participation à une entité supranationale – comme l'Union européenne – ne résout pas. Parallèlement, l'éclatement d'États aux frontières artificielles ne doit pas être considéré comme une instabilité a priori néfaste et déraisonnable. Tenter de figer l'histoire en déniant aux populations le droit de disposer d'elles-mêmes, ainsi que la communauté internationale le fait dans les Balkans, n'est qu'une navrante vanité. Enfin, il faut accepter que la forme même de l'État-nation moderne, propre à la civilisation occidentale, n'est pas nécessairement applicable partout, ni même idéale. La loi de la sélection des espèces s'applique également aux structures des collectivités.

Pour les États démocratiques, il n'y a pas de substitut à l'intervention pluridisciplinaire hors de leurs frontières, à la promotion décidée de leurs valeurs essentielles, telles que la démocratie au suffrage universel ou le respect des droits de l'homme. Pour autant, il serait contre-productif d'imposer ces valeurs sans discernement. En bref, il s'agit de répondre aux causes multiples des conflits par un partenariat direct, dans un environnement multinational, en investissant systématiquement un ensemble de moyens politiques, diplomatiques, financiers, humanitaires et militaires permettant la construction d'une nation viable, la cessation de la guerre ou la maîtrise de la violence. Des engagements nationaux approuvés par la population avec l'acceptation de responsabilités à long terme, en partenariat étroit avec des structures non gouvernementales, doivent constituer la base de la prévention des conflits.

Mais il n'y a pas non plus de substitut aux efforts constants pour le maintien de la cohésion nationale. L'émergence de zones de non-droit dans les grandes cités et l'avènement d'institutions supranationales menacent d'un double déchirement le sentiment identitaire. Appliqués depuis plus de 20 ans, les principes de tolérance pour la petite criminalité ou de respect absolu pour les pratiques minoritaires ont eu pour effet de limiter l'intégration des communautés étrangères et de faire croître l'insécurité. La débilité de la conscience civique et la pratique unilatérale des droits individuels soulignent les échecs de principes éducatifs laxistes et irresponsables. Or la loyauté au clan en lieu et place de l'autorité publique, la confusion des jugements, le développement d'idéologies extrémistes et l'engrenage de la violence peuvent rapidement mener au crime organisé, à la lutte armée ainsi qu'au terrorisme intérieur ou transnational.

Ces deux orientations, intérieure et extérieure, déterminent précisément le spectre des missions propres aux forces de sécurité civiles et militaires. Il n'y a désormais plus lieu de maintenir une frontière artificielle – et parfois purement idéologique – entre les deux. Si la prévention et la répression du crime au quotidien sont évidemment des tâches policières, le durcissement de la criminalité organisée et le terrorisme lié à une cause particulière peuvent nécessiter une intervention ponctuelle de l'armée; par ailleurs, si les rapports de force entre États-nations continuent d'exiger une capacité de guerre conventionnelle propre aux formations militaires, les compétences policières dans la maîtrise de la violence sont un atout lors d'opérations de maintien de la paix ou de sûreté intérieure. En d'autres termes, la sécurité stratégique ignore les frontières géographiques et administratives, de sorte que l'interopérabilité entre police et armée et la nature pluridisciplinaire des actions gouvernementales doivent devenir la règle.

Transformation des règles d'engagement

Même si la dichotomie traditionnelle entre guerre et paix n'a plus aucun sens, les démocraties occidentales tendent souvent à considérer la coercition armée comme un ultime recours – lorsque tous les autres moyens ont échoué. Cette conception, nous l'avons vu, s'oppose à la nécessité d'entreprendre des actions pluridisciplinaires – et donc aussi sécuritaires – pour la prévention des conflits; elle relève en fait d'une époque où la déclaration de guerre constituait le préalable indispensable à l'engagement de formations militaires par la mobilisation de la nation. Or aujourd'hui, face à des adversaires préparant leurs actes dans l'incognito de la société civile, l'abandon délibéré de l'initiative n'est rien d'autre qu'une menace pour la sécurité collective.

Nous devons changer notre manière d'engager des forces. Il est devenu irresponsable d'attendre des actes de guerres pour déclencher une action armée de la même manière que l'on attend un crime pour ouvrir une enquête. Il est inadmissible que l'on renonce à la neutralisation d'individus clairement belliqueux pour ensuite accepter le massacre planifié d'êtres humains entraînés contre leur gré dans les hostilités. Pour irrationnels qu'ils soient souvent, les motifs de guerres ne s'améliorent jamais par l'inaction. Seule l'action préemptive peut permettre de désamorcer une crise ou de dissuader un belligérant avant que l'engrenage de la violence ne soit irréversible.

L'abaissement du seuil de la guerre contraint les États à traiter leurs adversaires, si ceux-ci préparent des actes violemment subversifs, exactement comme l'on traite un ennemi sur un champ de bataille: en le combattant par tous les moyens appropriés. Ce qui suppose naturellement un fonctionnement constamment à plein régime des services de renseignement stratégiques ou intérieurs. Il ne faut pas pour autant déduire de ces lignes que chaque terroriste potentiel doit être abattu incontinent, ou que les Forces armées doivent recevoir des permis de tuer et se mettre en chasse au son du clairon; bien au contraire, c'est toute une variété d'options politiques qui doivent être développées par l'institution militaire – comme l'arrestation, la déception ou encore la démonstration de force. Et bien entendu l'assassinat. Appelons les choses par leur nom.

Il ne s'agit pas ici de procéder à une militarisation de la répression criminelle, mais bien de civiliser la coercition armée. Il n'est en effet pas concevable que l'on tolère encore, au XXIe siècle, que de larges franges des populations civiles soient les victimes innocentes d'actions militaires destinées à frapper des cibles légitimes; il n'est même pas certain que la mort de combattants effectifs soit encore acceptée dès lors qu'elle est montrée sur les écrans. Or tout le développement technologique des munitions intelligentes et des armes non létales n'empêchera jamais la mort d'adversaires ou de non-combattants. La guerre restera un conflit sanglant de volontés antagonistes, irrationnelles et surtout minoritaires. Raison pour laquelle l'empêcher et ainsi préserver des vies humaines exigeront la neutralisation de ses fauteurs.

Nous devons par conséquent également changer notre manière de penser l'engagement militaire. La procédure coutumière de chaque échelon de commandement débute par la réception d'une mission à accomplir et s'achève par les mesures de conduite et de contrôle liées aux missions des subordonnés. Ce processus est donc majoritairement vertical, du haut vers le bas. De même, les possibilités adverses sont un facteur prioritaire dans toute appréciation de la situation, et déterminent largement les variantes des possibilités propres ("rot denken, blau handeln"). En d'autres termes, nos procédures nous amènent tout naturellement à concevoir nos engagements de manière réactive, en supposant l'initiative aux mains de l'adversaire.

Cela n'est pas compatible avec les conditions de la guerre moderne, avec la nécessité pour l'institution militaire de fournir spontanément des options politiques. Nos processus de commandement doivent être en permanence multilatéraux: de bas en haut les propositions d'action, de haut en bas l'intention et les missions; et les informations en tous sens. L'action préemptive est indissociable de l'imagination et de la vitesse d'exécution.

Transformation de la doctrine

La guerre totale et l'affrontement symétrique de haute intensité n'en constituent pas moins le paradigme fondamental des doctrines d'emploi actuelles. On assiste certes à une lente concrétisation de tous les enseignements récoltés durant la dernière décennie lors de conflits de basse intensité; c'est ainsi que la doctrine de l'US Army distingue désormais les opérations offensives, défensives, de stabilisation et d'appui, qui définissent un spectre de missions dont chaque formation doit être capable. Mais cette évolution doctrinale n'a pas encore eu d'influence sur les structures et les moyens des Forces armées.

Treize ans après la chute du Mur de Berlin, nous restons concentrés sur le combat aéroterrestre conventionnel. Même si les ordres de bataille des grandes unités soviétiques ont été glissés aux archives, ce sont toujours leurs équipements et leurs principes d'emploi qui animent nos simulations tactiques et opératives par ordinateur. Combien de divisions de fusiliers motorisés chaque année déferlent virtuellement sur nos fières contrées, pour se voir stoppées par nos munitions intelligentes et anéanties par nos formations blindées? Durant l'entre-deux guerres, l'US Naval War College a rejoué pas moins de 50 fois toute la bataille du Jütland – sans parvenir à penser la révolution aéronavale. Faut-il vraiment aujourd'hui répéter les poncifs d'une guerre que l'Occident a gagnée sans avoir à combattre sur son sol?

Bien entendu, aussi longtemps que notre environnement stratégique comptera des armées nationales ou supranationales, la maîtrise du combat conventionnel restera une compétence importante de toute formation armée. Mais cet affrontement symétrique doit être conçu en fonction des moyens et des capacités de demain, pas d'hier: la préparation au combat futur doit tenir compte des révolutions technologiques propres à l'âge de l'information et s'appuyer sur une démarche prospective permanente. Toute force d'opposition non digitale utilisée dans un exercice n'est, aujourd'hui déjà, qu'un passéisme contre-productif.

Cela n'est toutefois qu'un travers mineur à l'aune de la croyance que l'aptitude au combat symétrique de haute intensité assure la maîtrise de tous les autres environnements opérationnels. Une simple profession de foi ("qui peut le plus, peut le moins") nous permet de balayer d'un revers de manche les incertitudes des missions en-dessus du seuil du crime; et ce alors que la lutte à outrance propre à la guerre totale a précisément pour effet de marginaliser les facteurs psychologiques et éthiques au profit de la seule et simple attrition. Du coup, non seulement la majorité des formations armées s'entraînent à une forme de combat appartenant à l'histoire, mais elles sont en plus mal préparées à la guerre moderne que vivent aujourd'hui nos sociétés.

La doctrine d'emploi constitue le logiciel opérationnel des Forces armées; à la manière d'un système d'exploitation, elle doit être adaptée à l'ensemble des applications, et ce sont les exigences maximales des différentes missions qui doivent déterminer la doctrine commune. Or si c'est bien le combat symétrique et digital de haute intensité qui doit déterminer les principes dimensionnels (répartition dans l'espace, utilisation du relief, mobilité et contre-mobilité, transmissions et guerre électronique) et les principes structurels (organisation des formations, définition et répartition des moyens), la guerre moderne nécessite un standard supérieur pour les principes opérationnels (processus de commandement, règles d'engagement, relation avec d'autres organisations) et informationnels (acquisition, traitement et distribution des renseignements). De fait, confondre combattant fanatique et soldat enrégimenté, bande armée et corps de troupe, ou réseau terroriste et force militaire, est à la base de nombreux échecs subis par les nations occidentales au siècle dernier.

Nous ne pouvons plus nous permettre de fuir la complexité des relations humaines et la dynamique de l'opposition. S'attendre à ce que nos adversaires suivent les règles que nous nous sommes fixées est une insouciance criminelle. Et conserver le principe discriminatoire ami/ennemi de la guerre totale lorsque les champs d'engagements recouvrent des sociétés entières est aussi efficace qu'abattre un arbre pour récolter ses fruits. Il est grand temps de rompre avec notre conception binaire de l'affrontement, et d'accepter que les formations militaires ne soient somme toute qu'un ensemble multiforme de vecteurs produisant des effets sécuritaires plus ou moins durables.

Transformation des forces

Dans la mesure où c'est la doctrine qui détermine la structure et les moyens, ce changement de paradigme doit amener à reconsidérer les forces actuelles. Face à la guerre moderne, l'institution militaire doit être capable d'appliquer de manière préemptive une violence ciblée et proportionnelle dans un vaste éventail d'environnements différents. La polyvalence doit donc être plus que jamais le maître-mot, et elle passe par la modularité des organisations, la multifonctionnalité des équipements et l'adaptabilité du personnel. La construction de forces autour de prestations uniques liées au matériel doit faire place au développement des connaissances et des ressources humaines en vue de prestations multiples. Le software a définitivement supplanté le hardware.

Et le scalpel a remplacé l'épée. Or son efficacité dépend intégralement de la connaissance des contextes où il faut l'appliquer, des liens à rompre ou à distendre, et des flux à interrompre ou à canaliser. L'application judicieuse de la force suppose en premier lieu une capacité à acquérir en permanence des renseignements précis et à en tirer une compréhension approfondie de la situation, c'est-à-dire des rapports qu'entretiennent entre eux les acteurs présents sur le champ d'engagement. Enjeux économiques, oppositions politiques, conceptions culturelles, inclinations sociales et processus psychoaffectifs doivent être appréciés, selon les contextes, au même titre que les voies de communication ou les armements respectifs. Engagées dans des conflits faits de symboles surmédiatisés, d'individus imprévisibles et de menaces discontinues, les formations militaires doivent s'immerger dans leur environnement opérationnel.

C'est dire si la coercition doit être précédée par une recherche constante de renseignements. Tous les moyens en mains de l'État doivent être mis à contribution: face à des adversaires entièrement tournés – et parfois jusqu'à l'obsession – vers l'accomplissement de leurs objectifs, les frontières de l'administration sont dépassées. Mais les forces engagées doivent également infiltrer aussi loin que possible leurs vecteurs d'acquisition, utiliser tous les moyens légaux à leur disposition, et accepter l'incertitude liée aux renseignements d'origine humaine. La reconnaissance reste fondée sur la discrétion maximale, et il faut se rendre compte qu'en l'absence de tout adversaire symétrique, le port de l'uniforme, le conformisme des méthodes et la régularité des structures peuvent être des handicaps insurmontables. De plus, la multiplication des sources ouvertes exige une systématisation de l'analyse et une distribution de ses produits à tous les échelons. Car le succès ou l'échec ne dépendent plus des simples rapports de force, mais bien avant tout d'une compréhension permettant d'accélérer les cycles de décision et d'optimiser l'efficacité des actions.

Dans cette optique, trois axes de transformation majeurs peuvent être distingués pour les forces appelées à mener des actions préemptives:

  • La modularité jusqu'aux plus bas échelons. Les formations conventionnelles sont aujourd'hui structurées en fonction d'effets tactiques dans le cadre d'une manœuvre opérative, alors que la guerre moderne est avant tout menée par des réseaux d'individus agissant dans une optique stratégique. De manière à atteindre une flexibilité suffisante, l'unité d'action élémentaire deviendra le groupe, la pièce, le char ou le véhicule, et la structure tactique de base sera un sous-groupement interarmes assemblé selon les effets attendus. Mais la flexibilité maximale restera l'apanage des forces dites spéciales, en raison du très haut niveau de formation de leurs membres, et dont la normalité va s'imposer. La principale distinction portera demain sur le caractère ouvert ou couvert des actions entreprises;

  • Le développement de compétences globales, applicables à l'ensemble des champs d'engagements. Dès lors que les effets d'une formation s'appliquent à des sociétés entières, celle-ci doit être capable de mesurer et adapter ces effets en permanence. La protection, la dissuasion, la destruction et le renseignement doivent ainsi être complétés par d'autres fonctions, comme la production médiatique, l'aide humanitaire, le déminage ou l'instruction technique spécialisée. Les vecteurs doivent dépasser le cadre de la coercition. La caméra et la main tendue sont également des armes;

  • L'interopérabilité au-delà du cadre militaire et national. La multiplication des acteurs présents dans les champs d'engagements et la complexité des effets recherchés lors d'une action exigent de chaque formation une capacité de collaborer avec des organisations civiles ou militaires, étatiques ou non, au terme d'une préparation limitée. Les forces de l'ordre au sens large, les forces armées étrangères, mais aussi les entreprises privées et les organisations non gouvernementales peuvent s'avérer des partenaires précieux selon les effets recherchés. La mentalité du champ de bataille doit disparaître.

Mais l'incertitude demeure le principal multiplicateur de forces dans n'importe quelle opération. La capacité de projeter des effets significatifs à bref délai et dans tout l'espace stratégique, et donc réagir aussi bien qu'agir selon le déroulement d'une situation, oblige tout adversaire à tenir par avance compte d'éventuelles mesures venant contrecarrer ses activités. Par conséquent, aucun champ d'engagement ne doit rester inatteignable, aucun conformisme ne doit préjuger des actions possibles, et aucun dogmatisme ne doit dévoiler par la répétition l'option retenue.

Voici quelque 2500 ans, Sun Tzu affirmait avec son mysticisme elliptique qu'une formation militaire atteint au faîte ultime quand elle cesse d'avoir forme. La guerre moderne est la pleine application de cette prescience.

Conclusions

Le savoir est la richesse et le drame de notre époque. Immatériel, il peut être la cause des pires destructions; coûteux, il peut être copié et diffusé à bas prix. Individuel, il peut profiter à toute l'humanité; universel, il peut n'être entendu que d'une élite. Drapé de mystère pendant des millénaires, il circule aujourd'hui à la vitesse de la lumière, éclaire chaque facette de nos sociétés et se développe à un rythme exponentiel. Rien ne sera plus comme avant.

La puissance cognitive a supplanté aujourd'hui la puissance mécanique de la même manière que celle-ci l'avait fait de la puissance musculaire. La gigantesque recomposition que cette révolution impose à l'être humain embrasse toutes les causes de conflits et tous les moyens de les empêcher. Les risques et les opportunités ont une dépendance symétrique; les seules menaces vraiment dangereuses sont celles que l'on choisit d'ignorer. Et contre lesquelles on renonce à se prémunir.

Nous devons admettre que le modèle traditionnel des conflits ne correspond plus aux antagonismes contemporains. Que la forme même de l'État-nation ne lui assure plus la suprématie, notamment en matière de violence armée. Nous devons orienter nos forces de manière à sauvegarder et promouvoir des valeurs qui ont permis à la civilisation humaine d'atteindre un seuil inégalé de liberté et de justice.

A moins que l'on préfère attendre qu'une explosion nucléaire ravage l'une de nos villes.

 

 


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Dernière mise à jour: 03.03.2003

François Brutsch - Genève (Suisse) & London (UK)